Encore une occasion manquée pour les mobilités actives
Après six ans de travaux et un investissement de 185,5 millions d’euros, la Sortie Ouest de la Voie Mathis a été inaugurée en fanfare le 23 mai. Ce projet d’ampleur, attendu depuis longtemps, visait à fluidifier le trafic automobile dans l’ouest de Nice, en désengorgeant notamment la Promenade des Anglais. Un objectif plébiscité par la population : selon un sondage IPSOS de février 2021, 86 % des personnes interrogées considéraient ce projet comme prioritaire.
Le temps dira si ce nouveau tunnel tiendra ses promesses dans la durée. Les grands projets routiers entraînent souvent un phénomène bien documenté : le trafic induit. En augmentant la capacité de circulation, ils attirent de nouveaux automobilistes, séduits par l’espoir de trajets plus rapides. Mais cet afflux finit par saturer la nouvelle infrastructure, recréant les embouteillages que l’on cherchait à éviter. Le tunnel de la sortie ouest pourrait ainsi, à moyen terme, reproduire le même schéma.
Des attentes fortes pour des aménagements à la hauteur des ambitions de mobilité et de climat
Dans un contexte où la Métropole Nice Côte d’Azur s’est fixé, avec son Plan Vélo 2021-2026, des objectifs ambitieux pour le vélo – atteindre une part modale de 10 % -, les usagers attendaient de cette réalisation qu’elle intègre pleinement les mobilités actives. Le Plan Vélo Métropolitain prévoit en effet le développement d’un réseau cyclable structurant, sécurisé et continu, indispensable pour répondre aux attentes des citoyens et lever les freins majeurs à la pratique du vélo, notamment le sentiment d’insécurité. Cette attente était d’autant plus légitime que le projet représente un investissement public massif, qui aurait pu permettre une intégration ambitieuse et cohérente des mobilités actives dans un projet urbain d’envergure.
Au regard de l’ampleur du chantier, les niçoises et les niçois étaient en droit d’attendre des aménagements cyclables à la hauteur des objectifs climatiques et de mobilité portés par la Métropole (réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, avec un report modal vers des modes alternatifs à la voiture individuelle). On pouvait donc espérer des pistes cyclables bien conçues, continues, sécurisées, et respectueuses des préconisations des usagers du quotidien. En somme, une ambition à la hauteur des enjeux.
Or, force est de constater que les aménagements livrés sont loin de répondre à ces exigences. Non seulement leur qualité n’est pas à la hauteur de ce qu’on a pu voir ces dernières années dans le centre-ville de Nice (la rue de la Buffa en primis), mais à certains endroits, il n’y a tout simplement rien de prévu : des bandes cyclables sur trottoir qui apparaissent et disparaissent, sans aucune continuité, au gré des contraintes d’espace qui auraient pû être prévues et corrigées en amont.
Deux poids, deux vitesses
Ce contraste alimente le sentiment d’un traitement différencié entre les quartiers. C’est comme si la Métropole avait deux équipes différentes : une qui sait réaliser des aménagements cyclables qualitatifs et qui s’occupe du centre-ville, et l’autre qui s’occupe d’autres secteurs et qui pourrait bénéficier des formations gratuites de l’Académie des Mobilités Actives.
Et pourtant, c’est bien à l’ouest de Nice que le maire et président de la Métropole, Christian Estrosi, entend concrétiser sa vision d’une « ville du quart d’heure », inspirée des travaux de Carlos Moreno. Une ville apaisée, accessible en tramway, à vélo, à pied – une ville où la voiture n’aurait qu’une place relative, car plus nécessaire : tout – bureaux, commerces, services – serait à quelques pas, ou accessible à vélo ou en transports en commun en quelques minutes. Certes, le tunnel d’accès à l’autoroute n’a pas vocation à desservir ce quartier. Mais les aménagements cyclables, eux, desservent directement la gare Nice Aéroport, des écoles, des bureaux, des équipements sportifs, des services et des logements. Leur qualité et leur continuité ne sont donc pas secondaires : elles conditionnent la réussite de cette transition vers une mobilité plus équitable et plus efficace. Ils méritaient mieux.
À croire que, loin des annonces et des caméras, le vélo reste perçu comme un gadget, un mode de transport secondaire : on fait ce qu’on peut, et si ce n’est pas possible… tant pis.
Passons maintenant à un petit florilège de tout ce qui nous semble bien en deçà des ambitions affichées
Commençons par ce qui saute immédiatement aux yeux : le choix de faire passer l’aménagement cyclable (qui eu égard au Code de la Route ne peut pas être qualifié de “piste”) au même niveau que le (mini) trottoir. Et comme d’habitude à Nice, ce trottoir est bien souvent squatté par les nombreux véhicules stationnés illégalement … Mais tant pis ! Il reste la piste cyclable pour marcher, n’est-ce pas ?
Ce choix ne semble pas dicté par une contrainte technique, mais plutôt par une volonté persistante de faire cohabiter piétons et cyclistes sur un même espace, sans réelle séparation.
Ce type d’aménagement devrait tout simplement être banni de nos villes et devrait appartenir au passé: il est source de conflits d’usage, d’incompréhensions, et d’accidents.
Les Niçois ont encore de belles années devant eux à entendre râler contre les cyclistes « sur les trottoirs »… Mais comment pourrait-il en être autrement, si ce sont les aménageurs eux-mêmes qui décident de les y faire rouler ?
Et que dire des personnes en situation de handicap visuel ? Comment peuvent-elles s’orienter et se déplacer en sécurité dans un espace où aucune distinction claire n’est faite entre trottoir et voie cyclable ?
Ces enjeux avaient pourtant été portés à la connaissance des services métropolitains en charge du projet, appuyés par les recommandations claires du Cerema en matière de cohabitation entre piétons et cyclistes. Leur réponse ? « Le choix de ne pas mettre de bordure séparative sur l’avenue Valéry Giscard d’Estaing s’est fait en connaissance de cause. » Autrement dit, la confusion des usages n’est pas une erreur, mais une décision assumée.


La cerise sur le gâteau : Ces pistes cyclables qui s’interrompent en plein milieu d’un trottoir, pour reprendre quelques mètres plus loin.
L’idée sous-jacente semble être que les cyclistes, bien disciplinés, mettront gentiment pied à terre à la fin de chaque tronçon, pousseront leur vélo jusqu’au tronçon suivant, puis remonteront en selle.
Une vision déconnectée des usages réels, fondée sur une caricature bien connue : celles et ceux qui se déplacent à vélo ne travaillent pas, et profitent de leur temps libre pour se balader la tête en l’air en embêtant les « vrais » travailleurs. Rappelons-le : les cyclistes aussi sont des actifs, des parents, des professionnels, qui se déplacent par nécessité.
Permettez-nous donc d’exprimer notre surprise en découvrant que cette toute nouvelle piste cyclable, conçue après des années d’études et six années de travaux, payées avec nos impôts — enfin pas les nôtres, puisque nous, usagers et usagères de la bicyclette, ne travaillons évidemment pas — s’interrompt de manière brutale, laissant place à un énième « espace partagé » de facto. Comment se plaindre du non respect du Code de la Route par les cyclistes, si l’aménagement les oblige à rouler sur le trottoir, à défaut de circuler sur la chaussée en sens interdit ?


Et puisqu’on parle d’incompréhensions, on se demande aussi pourquoi on a rétréci encore davantage des trottoirs déjà étroits, comme la piste cyclable, pour y planter sur quelques mètres des végétaux décoratifs, censés absorber la pollution mais n’apportant, en réalité, ni fraîcheur, ni ombre, ni confort. Un bel exemple d’aménagement cosmétique, qui sacrifie l’utile à l’esthétique. D’autant plus incompréhensible que l’espace ne manquait pas : la mise en souterrain de la circulation grâce au nouveau tunnel, et la fermeture de l’accès depuis le boulevard du Mercantour, auraient pu permettre de réaffecter généreusement l’espace public en surface aux mobilités actives et aux piétons.


Des trajectoires pour le moins originales… voire carrément accidentogènes
Les Niçois ont désormais appris à reconnaître la patte niçoise, cette signature bien locale d’aménagements aux trajectoires parfois totalement fantaisistes.
On ne compte plus les exemples : zigzags injustifiés, interruptions soudaines, détours absurdes : ces choix de tracé nuisent à la lisibilité des itinéraires, à leur confort et, parfois, à leur sécurité.
Et pourtant, alors qu’on pensait la collection déjà bien fournie, elle s’enrichit encore : des virages à angle droit difficilement praticables, ou encore un passage très raide sous le pont SNCF sans aucune visibilité. Ni fait, ni à faire.



Pour que le vélo cesse d’être une variable d’ajustement
L’ouverture du tunnel de la sortie ouest de la voie Mathis aurait pu être l’occasion de démontrer que la transition vers une mobilité durable n’est pas qu’un slogan, mais une réalité concrète, inscrite dans les choix d’aménagement. Malheureusement, les faits racontent une autre histoire : celle d’un projet centré sur la fluidité automobile, dans lequel le vélo n’a été qu’ajouté à la marge — quand il ne disparaît pas purement et simplement.
Face aux urgences climatiques, sociales et sanitaires, les choix techniques engagent l’avenir de nos villes. Ils doivent refléter les priorités affichées. Tant que les mobilités actives resteront reléguées au second plan des grands projets d’infrastructure, les discours ne suffiront pas à convaincre, ni à changer les pratiques.
Il est encore temps de corriger la trajectoire. Cela exige de la cohérence, de l’ambition, et surtout, de cesser de considérer le vélo comme un aménagement de confort. C’est un outil de transformation urbaine à part entière. À condition, bien sûr, de lui faire véritablement une place.